Le devoir de réserve des agents publics et les libertés académiques dans l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR)

La question du devoir de réserve – qui est une notion issue de la jurisprudence - est sensible au sein de la fonction publique. Elle l’est d’autant plus au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche où elle interroge les termes connexes de liberté d’expression et de libertés académiques.

La question du devoir de réserve – qui est une notion issue non pas des textes mais de la jurisprudence – est sensible au sein de la fonction publique. Elle l’est d’autant plus au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche où elle interroge les termes connexes de liberté d’expression, de libertés académiques ou encore de secret professionnel. En outre, la parole publique des sciences est singulière tant elle peut toucher, voire les ébranler, les rapports sociaux, les représentations dominantes, les enjeux économiques et politiques.

Le présent article a pour objet de rendre compte des différents termes, de ce qu’ils recouvrent et engagent.

Le devoir de réserve : une notion jursiprudentielle

Ce qui est communément désigné par l’expression « devoir de réserve » est la contrainte pour les personnels de la fonction publique d’observer une retenue (réserve) dans l’expression de leurs opinions faute de quoi ils s’exposeraient à une sanction disciplinaire. Or, les lois relatives à la fonction publique ne mentionnent pas explicitement ce devoir et en tout cas pas dans ces termes. Ce que dit la loi (Code général de la fonction publique : CGFP) recouvre plusieurs termes :

  • L’exercice des fonctions « avec dignité, impartialité, intégrité et probité » (L121-1 CGFP) ;
  • L’obligation de neutralité et le respect du principe de laïcité (L121-2 CGFP) ;
  • Le respect du secret professionnel (L121-6 CGFP) ;
  • Le respect du secret professionnel (L121-6 CGFP) ;
  • La « discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont il a connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions » (L121-7 CGFP) ;
  • Le « devoir de satisfaire aux demandes d’information du public » (L121-8 CGFP) ;
  • L’obligation de « se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique » sauf pour le cas où celles-ci seraient illégales (L121-10 CGFP).

Tous ces devoirs concernent les personnels dans le cadre de l’exercice de leur fonction et la notion du « devoir de réserve » porte par conséquent sur l’expression des agent.es en dehors de ce cadre professionnel comme par exemple une expression dans les médias. Rien dans la loi ne les en empêche car rien n’en est dit (tout comme de la liberté d’expression) mais ils peuvent cependant être sanctionnés par leur administration. C’est un sujet disciplinaire et non pas pénal (au contraire des insultes et propos injurieux, discriminations etc.). D’une certaine manière, s’il n’y a pas de sanction disciplinaire, les propos sont autorisés !

Le « devoir de réserve », régulièrement évoqué comme moyen de protection ou moyen de pression par la hiérarchie est ainsi apprécié par celle-ci de façon très variable selon les situations. Alors qu’il devrait être un moyen de modération des propos publics, il ne devrait aucun cas être utilisé pour (faire) taire certaines réalités du terrain qui seraient en décalage avec les déclarations d’intentions officielles.

Le cas de l’enseignement supérieur et de la recherche

Le cas des établissements d’enseignement supérieur et de recherche interroge de manière particulière la question du droit de réserve. Le conseil constitutionnel affirme ainsi que (28/07/1993, 93-322 DC) :

par leur nature, les fonctions d’enseignement et de recherche exigent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des enseignants-chercheurs soient garanties ; qu’en ce qui concerne les professeurs, la garantie de l’indépendance résulte en outre d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

L’ambiguïté de la détermination du devoir de réserve se pose donc de manière particulière pour les enseignant.es chercheur.es et chercheur.es du fait que la nature de leur mission ne peut s’accompagner que d’un principe de liberté d’expression et d’indépendance, garantie par la loi et d’autre part, qu’en tant qu’agent.es de l’État ils et elles sont cependant soumis.es au devoir d’obéissance et de loyauté aux politiques décidées par l’État. Cet aspect est renforcé par la question du statut de ces personnels c’est-à-dire par le fait qu’ils bénéficient d’une autorité pédagogique et scientifique qui les tient à une certaine mesure dans et hors les murs de leur établissement.

Ainsi le devoir de réserve des fonctionnaires et enseignants.es chercheur.es en particulier, ainsi que le formulent les juristes Eric Lemmens et Rodrigue Demeuse, peut parfois être compris comme une « ingérence autorisée dans la liberté d’expression ».

Le cas des ITRF/ITA dans la recherche

Le code de l’éducation dans son article L952-2 énonce le principe suivant :

Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité.

Les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs.

Ce principe s’applique-t-il aux ITRF/ITA impliqués dans des travaux de recherche ? La loi ne le précise pas et dans la pratique, les libertés académiques ne s’appliquent pas pour cette catégorie de personnels qui a un rôle plus techniques et administratifs que purement académique. Cependant certains agents de cette catégorie peuvent être auteurs ou autrices de publications scientifiques. Leur participation active à la recherche ne leur confère pas les mêmes droits que ceux accordés à la communauté enseignante et de la recherche. Leur liberté dans le choix des thématiques de recherche reste généralement plus restreinte.

La liberté d’expression, une question de démocratie

Alors qu’est-il entendu par « liberté d’expression » au regard des universitaires et académiques ? Pour le conseil constitutionnel, la liberté d’expression participe de la fonction même de la science. Pour la Cour européenne des droits de l’Homme qui a dû arbitrer plusieurs cas concernant des universitaires, la liberté d’expression est, pour les démocraties, « l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » mais elle doit cependant répondre « à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Ainsi, pour la Cour européenne des droits de l’Homme, la liberté d’expression est un droit applicable tant pour « les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes que pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction de la population », ainsi que le « veulent les principes de pluralisme, de tolérance et d’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique ».

Concernant les agent.es, évoquer les difficultés des services ou leurs dysfonctionnements en public pour en débattre devrait être un principe démocratique. Il est cependant parfois plus commode d’évoquer abusivement le devoir de réserve pour essayer de contenir les paroles faisant état des désaccords sur les organisations et les politiques menées ou à mettre en œuvre.

Liberté d’expression et libertés académiques

Qu’entend-on par « libertés académiques » et en quoi celles-ci rencontrent-elles ou non la question de la liberté d’expression et du devoir réserve ? Les libertés académiques, en premier lieu liées à la profession universitaire et de recherche, recouvrent trois domaines : liberté de la science, de la recherche et de l’enseignement. Elles ont une histoire ancienne, et apparaissent dès 1231 dans une bulle du pape Grégoire IX s’adressant à l’Université de Paris. A la différence du devoir de réserve elles figurent bien dans la loi, mais au niveau européen : « Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée » (art.13 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE), la loi française garantissant pour sa part, on l’a vu, « l’indépendance des enseignants-chercheurs ». Comme le souligne Hugues Rabault, réduire la liberté académique à la liberté d’expression « revêt le sens restrictif d’une liberté personnelle qui n’a rien de propre à l’université ». Or, la liberté académique est censée pouvoir s’exercer sur un plan institutionnel. Et, au niveau individuel, chaque chercheur.e ou enseignant.e-chercheur.e a droit à prétendre à la liberté d’enseignement et à la liberté de recherche scientifique. A noter le conflit potentiel entre les orientations scientifiques décidées au niveau institutionnel et ceux au niveau individuel, mais chaque chercheur.e a le droit de produire des recherches et enseignements même si ceux-ci touchent à des domaines controversés, ou gênent les pouvoirs politiques, religieux, économiques… et académiques.

Pour les personnels de l’ESR les libertés académiques renvoient au choix libre de leurs activités de recherche, de leurs méthodes, de leurs choix de publication mais aussi des contenus de leur enseignement et leurs méthodes pédagogiques et d’examen.

Rabault ajoute que « L’enjeu de l’ « indépendance  des professeurs d’université » tient au conflit potentiel entre la liberté de la science et le principe de neutralité applicable à la fonction publique ». Il peut y avoir conflit entre être au service de l’État et être au service de la science. Est alors à rappeler la différence entre ce qui serait une exigence de neutralité scientifique et la neutralité attendue des fonctionnaires : politique et religieuse. Mais que faire lorsqu’on est chercheur.e en sciences sociales ? On peut, en considération des attendus de neutralité et d’objectivité faire état des différents jugements de valeur existants sur le sujet polémique traité. Mais en autres solutions, c’est ainsi que l’Allemagne résoudra cet épineux problème en ne donnant pas le statut de fonctionnaire à ses professeurs d’université… On notera qu’en France l’universitaire est le seul fonctionnaire qui peut cumuler sa fonction avec celle de parlementaire. C’est surtout pour cela que toute restriction à la liberté académique devra nécessiter une base légale solide et ne pourra en aucun cas être préventive.

Alors, comment faire avec ce qui peut ressembler au pire à une injonction paradoxale et au mieux à un flou entretenu ?

En rappelant quelques principes…

  1. La critique n’est pas un manquement au devoir de réserve : Comme le souligne le juriste Antony Taillefait, « le devoir de réserve n’est pas une obligation juridique de se taire » à la différence de ce que demandent le secret professionnel, médical ou défense. Il ajoute « en droit de la fonction publique, la liberté d’expression est le principe, l’obligation de réserve l’exception ». Interprétant ces textes, l’enjeu jurisprudentiel du devoir de réserve est de ne pas jeter le discrédit sur la fonction publique ou la démocratie, de ne pas porter atteinte à celles-ci, de ne pas tenir des propos portant atteinte aux droits et libertés consacrés par la loi mais aussi de respecter les formes du discours : ni violentes, ni injurieuses.
  2. La parole des agents publics est d’utilité publique ! Elle permet à l’ensemble de la population d’appréhender l’utilité et le fonctionnement des services publics et de répondre à leurs besoins et obligations : c’est une nécessité démocratique. On saisira bien l’enjeu et la sensibilité portant sur la question de faire taire ou laisser parler les fonctionnaires. On se souviendra de la contestation faite à la liberté de s’exprimer des fonctionnaires par Michel Debré quand, en 1950, il qualifie le fonctionnaire d’être de silence, soumis à sa hiérarchie. C’est en 1946 que l’État reconnaît pour les fonctionnaires la liberté d’opinion, le droit syndical et la participation dans la fonction publique mais l’idée prend du temps ! Il faudra ainsi attendre 1983 pour qu’Anicet Le Pors introduise la notion de « fonctionnaire citoyen de plein droit » en reconnaissant une conscience au fonctionnaire dans le cadre de ses missions.
  3. Le collectif – dont le syndicat – a un rôle important : Un point essentiel à prendre en compte et qui apparaît prioritaire face à l’aspect juridique, c’est le soutien des collectifs par l’intermédiaire des collègues et de sa hiérarchie de proximité. L’action des instances tel que le CSA et les formations spécialisées est également en soutien de la libération de la parole et de l’exigence du respect des droits des personnels, en rappel des obligations de l’employeur. Ces collectifs constituent une protection vis-à-vis de la parole publique. Notre principal outil d’expression et de protection sera toujours le collectif. Dans cette perspective, le rôle des syndicats participe de cette importance. Les représentant.es syndicaux, bien que soumis au devoir de réserve et de discrétion ou de confidentialité vis-à-vis des dossiers dont ils ont la responsabilité, disposent d’une latitude plus large quand ils s’expriment pour défendre des intérêts professionnels. Comme tout agent.e, leur liberté d’expression exclut les injures, la diffamation et la violence verbale.
  4. Les évaluations disciplinaires sont encadrées réglementairement : Les obligations de devoir de réserve, qui limite l’expression des agents publics en dehors de leurs fonctions, et du devoir de neutralité, qui a été inscrit dans l’article L121-2 du code général de la fonction publique[1] et qui s’applique aux agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, sont soumises au champ disciplinaire. La procédure est encadrée réglementairement et met à disposition des agents un certain nombre de droits pour garantir leur défense face à l’administration. Deux dimensions sont principalement évaluées : le niveau hiérarchique de l’agent.e (la question de la responsabilité croisant ainsi le degré d’autorité de l’agent.e) et la portée publique de ses propos. Cette dernière est prise en compte dans les arbitrages faits autour du devoir de réserve et porte sur les aspects spontanés ou réfléchis de la parole des fonctionnaires. Enoncer des propos dans un échange privé ne revêt pas le même sens que publier un article dans la presse. Dès lors qu’ils sont sans publicité et ne relèvent pas de l’injure, nos propos, dans un cadre privé comme militant, ne peuvent en aucun cas être soumis à sanction disciplinaire !
  5. Enfin, être lanceur d’alerte est un droit : Le lancement d’alerte est une exception au devoir de discrétion professionnelle et est distinct du devoir de réserve (qui concerne le cadre extra-professionnel). Ainsi les agent.es (fonctionnaires ou contractuels) qui ont connaissance d’un crime, un délit, d’une violation du droit international ou d’une menace pour l’intérêt général ont la possibilité de le dénoncer sans enfreindre la loi. Les secrets médical et défense sont exclus de ce droit.

Dans le contexte sociétal et politique actuel, il est nécessaire de défendre les libertés individuelles et collectives face à la tentation du contrôle attaquant l’état de droit. Les libertés académiques ne sont pas une option, ce sont des piliers de notre système de formation et de recherche. La CFDT Éducation, Formation Recherche Publique s’érige comme un défenseur de la libre expression.

(voir le résumé)

Emmanuelle Savignac et Thierry Fratti

[1] Dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité.
Il exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. A ce titre, il s’abstient notamment de manifester ses opinions religieuses. Il est formé à ce principe.
L’agent public traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité.

Les Sources :

Guide du devoir de réserve et de la liberté d’expression des agents publics » datant de juillet 2021 et édité par le collectif « Nos services publics »

LEMMENS, É, & DEMEUSE, R (2021). Entre devoir de réserve et liberté d’expression, un équilibre précaire pour les enseignants (obs. sous Cour eur. dr. h., décision Mahi c. Belgique, 3 septembre 2020) Revue trimestrielle des droits de l’Homme, 2021/1 N° 125. pp. 167-184. https://doi.org/10.3917/rtdh.125.0167.

PRÜM, A., & ERGEC, R. (2010). La liberté académique. Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’Etranger, (1), 3-28.

RABAULT, H. (2021). Liberté académique. Dictionnaire critique du droit de l’éducation. Tome 2. Droit de l’enseignement supérieur, 381-384.