Géographie de l’éducation, ses apports : entretien avec David Giband et Kevin Mary

Le manuel « Géographie de l'éducation »montre comment ce champ disciplinaire, relativement nouveau en France, éclaire les problématiques éducatives liées aux territoires, à l'émergence de normes mondialisées, et alerte sur les nouvelles formes d'inégalités et de ségrégation éducatives.

géographie de l'éducationUn regard original sur l’éducation avec deux des coauteurs, David Giband (professeur en géographie et aménagement du territoire à l’université de Perpignan) et Kevin Mary (maitre de conférences en géographie à l’université de Perpignan).
Géographie de l’éducation. Concepts, enjeux et territoires, par Aurélie Delage, David Giband, Kevin Mary et Nora Nafaa, Armand Colin, collection « Cursus », aout 2023.

Quel rapport la géographie entretient-elle avec l’éducation ?

David Giband : Les politiques publiques placent l’éducation au cœur des projets de rénovation urbaine, que ce soit à l’étranger ou en France, notamment dans les quartiers difficiles. La géographie perçoit les mobilités à l’œuvre dans l’éducation, d’une part à travers les logiques d’attraction ou d’évitement qui modifient les territoires et leur offre scolaire – savoir qu’un collège dispose d’enseignants expérimentés est un critère pour y inscrire son enfant et contribue au rayonnement du territoire –, d’autre part, à travers les mobilités de capitaux, l’éducation étant devenu le secteur économique qui croît le plus. Les entrepreneurs éducatifs (appelés édupreneurs) vont de Galileo, grand groupe français, aux micro-acteurs qui créent de petites universités au fin fond de l’Afrique.

La géographie perçoit les mobilités à l’œuvre dans l’éducation

Kevin Mary : Ce qui saute aux yeux du géographe quand il regarde l’histoire de l’éducation, c’est le changement d’échelles : longtemps pensées dans un cadre strictement national, les politiques éducatives suivent désormais des normes mondiales (classements Pisa, de Shanghai…). On assiste à une dérégulation des espaces scolaires avec l’entrée en jeu de la libre concurrence, de la mise en marché et de l’influence des grands organismes internationaux sur les politiques éducatives. Dans les pays en développement du Sud, la Banque mondiale influence fortement la politique éducative des États auxquels elle prête de l’argent… géographie de l’éducation

longtemps pensées dans un cadre strictement national, les politiques éducatives suivent désormais des normes mondiales (classements Pisa, de Shanghai…).

D. G. : Les pays du Nord n’échappent pas à ces grandes influences internationales. L’Union européenne, en lien avec l’OCDE, opère depuis plus de vingt ans un reformatage des politiques publiques d’éducation. Sans oublier le rôle des tiers-acteurs éducatifs internationaux que sont les grandes fondations philanthropiques (telle la Bill & Melinda Gates Foundation) qui, autant au Nord qu’au Sud, impulsent leurs idées en étant actifs partout où ils peuvent se faire entendre (Op. cit., figure 3.1. Les 3 échelles de la gouvernance mondiale, p. 86).

En quoi la géographie peut-elle aider à lutter contre la ségrégation spatiale ?

D. G. : La géographie étudie les incidences locales des dynamiques scolaires, telle l’évolution des marchés immobiliers dont dépend la carte scolaire dans les grandes métropoles – ce qui permet de l’orienter, de la redéfinir. Elle étudie également l’effet des politiques sur les territoires, notamment celui des politiques urbaines. Ainsi, quand a été lancé le Programme national de rénovation urbaine, après les émeutes des banlieues en 2005, un enjeu majeur a été de savoir comment remettre l’École au cœur de la cité. Des géographes ont imaginé des cartes scolaires innovantes – sans que ce soit la panacée car l’évitement de l’école publique reste difficile à contrer. Un autre apport de la géographie est de poser un diagnostic critique : par exemple, le projet Euro-méditerranée mis en place par l’équipe Gaudin à Marseille avait financé des écoles privées avec de l’argent public pour gentrifier des quartiers.géographie de l’éducation

Un autre apport de la géographie est de poser un diagnostic critique

K. M. : Dans les pays du Sud, les villes, surtout africaines, connaissent une explosion démographique que les pouvoirs publics peinent à anticiper. Dans les quartiers très pauvres qui se développent en grande périphérie, il n’y a plus d’écoles publiques. Les écoles privées, souvent à l’initiative de parents, peuvent êtres de très mauvaise qualité. La géographie permet de renseigner et d’alerter les pouvoirs publics et les organisations internationales qui financent une partie des politiques éducatives de ces territoires.

Quel rôle jouent les universités dans l’aménagement urbain ?

DR – Kevin Mary

K. M. : Dans le contexte actuel du développement économique de la connaissance, les pouvoirs publics ont pris conscience du rôle stratégique des universités dans l’aménagement du territoire. L’attractivité des villes dépend de celle des universités, acteurs incontournables de la production de la ville.

Le modèle émerge aux États-Unis dans les années 1990. Il faut noter que les universités américaines disposent de budgets quatre à six fois plus élevés que ceux des universités européennes. Elles peuvent donc endosser le rôle d’aménageur urbain. Ceci à plusieurs échelles : de la parcelle avoisinant leurs locaux (où elles vont construire une annexe, ou des équipements commerciaux, des parkings, des appartements privés qui rapporteront à la ville des taxes fiscales et foncières) à un quartier entier : UPenn, l’université de Pennsylvanie a commencé à racheter les écoles du quartier pauvre de l’ouest de Philadelphie pour les transformer et permettre à ses enseignants d’y mettre leurs enfants – processus qui a entrainé un mouvement de gentrification des quartiers alentour. UPenn est un cas emblématique car, devenue premier propriétaire foncier de la ville, elle déploie des aménagements d’ampleur jusqu’au centre-ville, et même au-delà puisqu’il est question d’implanter une gare ferroviaire qui desservira le campus sur la ligne New York-Washington.

En Europe, l’effet aménageur des universités diffère : les universités sont réimplantées dans les centres ville pour les rendre plus attractifs. On va rénover des bâtiments patrimoniaux (comme à Montpellier), piétonniser des rues, installer de nouveaux transports (tramways…), générant une studentification qui va accompagner voire précéder la gentrification. L’accueil étudiant reconfigure le parc immobilier : des propriétaires divisent leur bien pour louer à plusieurs étudiants plutôt qu’à une famille, et de grands groupes immobiliers vont investir voire construire des logements étudiants et des commerces, des équipements (bibliothèques, salles de sport…).

En France, la loi de 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités les dote d’outils juridiques pour devenir officiellement des aménageurs du territoire, les rapprochant ainsi du modèle états-unien. En 2008, le Plan campus donne l’initiative aux universités pour penser les projets d’aménagement universitaire : à Lyon, l’université a produit conjointement avec la métropole du grand Lyon un schéma de développement universitaire à l’échelle de la ville. Néanmoins, ce modèle états-unien est contesté car la studentification induit aussi des nuisances pour les riverains (bars, alcool, boites de nuit…) et conduit à l’éviction des populations les plus modestes.

Quels sont, selon vous, les atouts et les handicaps des écoles rurales ?

DR – David Giband

D. G. : Les atouts sont surtout ceux de l’environnement (naturel ou agricole) qui facilite certaines pratiques pédagogiques. Les écoles de haute et moyenne montagne bénéficient des aménités naturelles : classe en extérieur, classes vertes, mobilisation des ressources humaines comme le chargé de mission pédagogie d’un parc régional… La taille (souvent petite) des écoles et leur organisation (classes multiniveaux par exemple) profitent au climat scolaire et aux apprentissages (innovations pédagogiques, mentorat entre élèves). Enfin, l’évitement en zone rurale étant plus faible du fait d’une densité d’offre scolaire moindre, la mixité sociale dans les campagnes peut avoir un effet intéressant.

Les inconvénients concernent les transports scolaires, en particulier dans les cas de regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI) dispersés : les enfants vont faire leur CP dans un village, puis leur CM1 dans un autre, plus éloigné… Cela génère de la fatigue chez les élèves et complexifie la vie des parents et l’organisation des communes qui sont garantes des transports scolaires, des services de cantine, du périscolaire. Le deuxième handicap des écoles rurales est une offre limitée pour l’entrée dans le second degré : collèges moins nombreux, absence parfois de collèges privés ou l’inverse, par exemple dans les zones très catholiques de l’Ouest ou du Massif central. En dernier ressort, les offres pédagogiques (options, filières…) sont moins variées au sein de ces collèges ou de ces lycées parce que leurs effectifs d’élèves sont plus réduits.

Vous montrez qu’il y a une tendance à l’éclatement des territoires éducatifs…

D. G. : Le modèle de l’État éducateur a commencé à vaciller à peu près partout dans le monde après que des politiques ont remis en cause l’éducation publique. C’est parti des États-Unis et du Royaume-Uni, avec l’arrivée au pouvoir de la nouvelle droite qui, au tournant des années 70 et 80, a brandi le privé comme solution. Cela ne signifiait pas privatiser les écoles, mais impulser des logiques de management privé dans leur gestion, par exemple noter (et rémunérer) les enseignants en fonction des performances de leurs élèves. Cela pouvait conduire à la fermeture d’écoles aux résultats trop mauvais. Depuis 2001, la loi états-unienne No child left behind permet la mise en faillite d’une école, qui peut alors être transformée en Charter school, confiée soit à une entreprise privée à but non lucratif soit à une association qui a pour mission de la redresser, ce que souvent elle fait avec l’embauche de personnels novices, un matériel éducatif low cost et une sélection des élèves (dans les quartiers pauvres, les meilleurs élèves seront retenus parce que l’État module ses dotations selon la réussite aux test nationaux). Avec cette mise en concurrence des établissements, on passe d’une logique d’espace scolaire à une logique de marché scolaire qui fait éclater les territoires scolaires, jusque-là plutôt uniformes, avec la même règle publique pour tout le monde.

Le modèle de l’État éducateur a commencé à vaciller à peu près partout dans le monde après que des politiques ont remis en cause l’éducation publique.

En France, on observe un « acte manqué de la décentralisation » : les territoires éducatifs ne sont pas totalement autonomes, ils sont encore très dépendants de l’État qui reste principal maitre d’œuvre et, au fil des réformes, transforme les chefs d’établissement en ce qu’une collègue sociologue qualifiait de managers de l’éducation, devant gérer leur secteur scolaire en fonction de l’offre proposée par les autres établissements, s’adapter à tout un ensemble d’injonctions sur leur territoire, notamment pour les principaux en éducation prioritaire avec les cités éducatives qui invitent à d’autres formes d’autonomisation des territoires. Ainsi, à l’échelle d’une ville ou d’une agglomération, se structurent des territoires de plus en plus distincts les uns des autres : cités éducatives d’un côté (avec ceux qui sont dedans, ceux qui n’y sont pas), écoles privées, écoles des beaux quartiers de l’autre. On remarque d’ailleurs une préférence des parents pour le territoire scolaire : maintenir de très bons circuits de scolarisation (de la bonne crèche à la bonne école primaire, aux bons collège et lycée publics pour intégrer les bonnes prépas) permet de maintenir un entre-soi social, scolaire qui débouche sur un entre-soi du maintien de positions foncières.

En France, on observe un « acte manqué de la décentralisation »

K. M. : De nouveaux territoires, construits ex nihilo, surgissent aussi dans les pays émergents qui veulent s’affirmer comme nouvelles puissances éducatives (Turquie, Émirats arabes unis, Sénégal…). Le schéma est nouveau : les municipalités octroient un territoire – souvent, une zone franche urbaine – dans lequel elles vont installer à la fois des universités nationales ou locales, des campus délocalisés (par exemple, la Sorbonne-Abu Dhabi) et aussi des lycées privés voire des écoles et même des crèches privées qui vont former un petit territoire appelé Hub éducatif ou Education city, lequel correspond aux dynamiques de la mondialisation éducative contemporaine…

De nouveaux territoires, construits ex nihilo, surgissent aussi dans les pays émergents qui veulent s’affirmer comme nouvelles puissances éducatives (Turquie, Émirats arabes unis, Sénégal…)

Cet entretien croisé a paru dans le no 292 – Aout-septembre-octobre 2023 de Profession Éducation, le magazine des Sgen-CFDT.